Ballade derrière la lean… d’horizon.

« Hey, Joe, je viens de voir ton reverse pitch. Pour éviter de te faire corneriser, mieux vaudrait pivoter et faire bosser tes stakeholders sur ton business canvas pour clarifier ta stratégie de scale. »

Chaque univers a son jargon. Celui de l’innovation et des start up en vaut bien un autre. Pour avoir baigné dedans et en être en partie sorti, j’en mesure bien la limite et d’une certaine façon la suffisance ! Mais je tenais quand même à profiter du confinement (pardon, du lock down) pour revisiter un certain nombre de méthodologies d’inspiration américaine (pour caricaturer !) qui permettent a minima de questionner ma pratique dans l’appui au développement d’une part, dans l’entrepreneuriat social d’autre part.

Je parlerai un peu plus tard, quand je l’aurai exploré plus profondément, les méthodos très intéressantes proposées par l’excellent incubateur The Family. A travers anyonecanscale, la proposition est de mettre à disposition de « petits » entrepreneurs, pas forcément « technos », des outils du monde de la start up pour optimiser leur conquête commerciale, leur montée en gamme, leur « scale ». De plus en plus de réseaux d’accompagnement se sont enfin débarassés du lourdingue business plan pour privilégier le business canvas mais trop souvent sans l’utiliser comme d’un outil support à des démarches agiles, itératives. J’arrête là, j’y reviendrai plus tard.

Je parle dans ce post de deux approches que j’ai particulièrement creusé : le « Market System Development » au travers d’un MOOC du cabinet anglais Dev Learn et le « Lean Impact » à partir de la lecture du bon bouquin de Ann Mei Chang et de son TED (à écouter ici).

Quelques mots, déjà, pour situer les approches :

MSD (l’acronyme du Market System Development) est un équivalent de ce que certains appelent M4P et consiste, pour simplifier à l’extrême, à « make the market work for the poor ». Autrement dit, face à un « besoin », éviter d’y répondre par une offre ponctuelle, qui risque de s’éteindre au départ du bailleur ; mais analyser le marché (au sens très large du terme d’une offre et d’une demande), repérer les acteurs du marché qui auront la capacité et l’envie de faire évoluer leurs offres pour adresser le besoin et mettre en place les interventions nécessaires pour permettre à ces acteurs de durablement se positionner. De ce point de vue, c’est bien plus qu’une « étude de marché », c’est un changement dans la manière dont sont construits et menés les programmes de développement internationaux.

Bien entendu, ces programmes démarrent par une analyse du marché considéré, des « règles et des normes » et des « fonctions supports » et de ce qui ne « marche pas ». Jusque là, rien de très original, mis à part une intéressante représentation graphique sous forme de donught !

C’est la suite qui est révolutionnaire. A partir de cette analyse, la question n’est plus « qu’est ce qui ne marche pas ? comment vais je y répondre » mais « qu’est ce qui ne marche pas ? qui donc, déjà présent sur ce marché, est en capacité d’y répondre ». Du coup, je ne crée pas un nouveau centre vétérinaire, un nouveau service d’appui aux entrepreneurs, mais je repère le ou les acteurs présents qui peuvent trouver ou créer des conditions de marché suffisamment bonnes pour adapter leur offre, leur modèle, leurs conditions…

Le coeur de la méthode repose sur une série d’outils et de pratiques permettant la mise en oeuvre « d’interventions » auprès des bons partenaire pour construire des « deal » autour de « business model » conduisant à une stratégie de « scale up ». Dit comme ça, ça fait un peu tarte à la crème, mais si l’on réfléchit bien, substituer ce type de relation à une logique très tentante de rapidement payer pour supporter, c’est pas commun !

Le rôle des ONG, des consultants passe d’une position de « faiseur » à celui de « facilitateur ».

L’hypothèse fondamentale, c’est que les marchés sont là, qu’ils existent. Que même les plus pauvres ont une pratique intense des échanges, monétaires ou pas, et que l’enjeu c’est d’améliorer l’ACCES au marché. Que verser une subvention, garantir une commande… ça fonctionne le temps d’un programme, mais ça ne change pas les conditions durables du marché au profit de ceux qui en sont exclus.

Je renvoie ceux que cela intéresse à un powerpoint que je peux vous envoyer et aux videos très efficaces de Beam Exchange.

Le « Lean Impact », lui, est une déclinaison dans l’univers des ONG et du « social business » des théories bien connues du Lean Management.

Sa principale promotrice en est une ancienne de Google, qui a ensuite fait ses armes chez MercyCorps et USAID, Ann Mei Chang.


Un petit mot sur le Lean d’abord. Son principal apport (de mon point de vue en tout cas) c’est la distinction très claire qui est faite entre deux phases. Celle de la start up, qui « pivote » en permanence pour trouver son bon modèle, qui teste, se trompe, revient, réessaye… et dont l’objectif n’est pas la rentabilité mais l’accouchement d’un business model qui va pouvoir conduire à une croissance explosive (le fameux scale). Puis celle de l’entreprise, dont la fonction va être d’exécuter et d’optimiser ledit modèle.

Bien entendu, tout ça est plus compliqué, des grandes boites peuvent tout à fait piloter des projets en « mode start up » et je connais nombre d’entrepreneurs ou d’investisseurs qui raisonnent complètement en mode « entreprise », mais je trouve la description de ces deux phases très éclairante dans la manière de gérer, évaluer et soutenir des projets.

Dans les phases « start up », l’enjeu c’est de réaliser vite et à moindre coût énormément de tests auprès des clients. Des « Minimum Viable Products », des « Preuves de Concept », tout ça est un peu équivalent. Bref, la capacité à décliner la vision des fondateurs en des versions dégradées rapidement mises entre les mains d’utilisateurs pour valider que ce qui va être proposé correspond à des attentes de « vrais » clients.

Cela suppose d’être capable à la fois de produire une vision (ce que Ann Mei appelle « Think Big ») et de procéder étape par étape pour valider le modèle (« Start Small »).

L’hypothèse c’est qu’en univers d’incertitude, une étude de marché « en chambre », des (business) plans sur la comète, ça ne sert pas à grand chose (au mieux à séduire des investisseurs). Et qu’il n’y a pas d’autres moyens pour avancer que de se « frotter » au marché, de tester et de « pivoter » autant que de besoin avant de se lancer dans la production et le passage à l’échelle.

C’est de ce point de vue là, et uniquement de ce point de vue, que le business canvas fait sens, car il permet une représentation rapide et graphique de cette recherche de business model. Ce n’est pas de ce point de vue une synthèse du business plan, mais un outil d’accompagnement à la recherche du modèle efficace.

L’enjeu de Ann Mei Chang c’est d’adapter les méthodes très agiles du Lean au monde de l’impact. En rajoutant à la recherche de la valeur (Value) et de la croissance (Growth) celle de l’impact. Et en décortiquant les difficultés spécifiques qui peuvent complexifier la poursuite de ces méthodes dans l’univers du développement.

En résumé, nous dit elle, les relations entre bailleurs et opérateurs entraînent des visions sur un temps court, le temps d’un programme ; et des actions rapidement déployées sans beaucoup de champs laissé à des évaluations suffisament régulière. Il y a une tendance assez générale des ONG à tomber amoureuses de leur « produit/solution » plus que du problème adressé et à mesurer le succès par une activité (nombre de projets financés, nombre d’enfants suivis…) plutôt que par une mesure d’impact.

Premier enjeu, donc, pour les ONG/social business, « penser grand » (think big). Autrement dit comprendre « de l’intérieur » le problème et se centrer sur l’analyse de ce problème, pas sur la solution ad hoc proposée. Avec toute la complexité interculturelle que cela peut poser, sans même parler des barrières de langue. Les créateurs de start up s’adressent en général à un marché qui leur ressemble, ils pourraient être les clients de leur solution. Ce n’est pas le cas de l’ingénieur suédois qui développe une solution solaire dans les zones rurales camerounaises.

Par ailleurs, l’enjeu de « servir » 2 clients (le bailleur et l’utilisateur, autrement appelés « who is paying », « who is using ») est une richesse mais une contrainte qui peut amener à favoriser la réponse rapide et régulière à des appels d’offre plutôt que la construction patiente et sur le long terme d’une solution.

La mobilisation de méthodes de design participatif, l’immersion chez les clients… font partie des méthodes, que certains bureaux comme Ideo maîtrisent à la perfection.

Deuxième enjeu, commencer petit (« Start Small »), en mettant en oeuvre des cycles rapides « Build, Learn, Mesure ». Des évaluations intermédiaires à mi programme ne permettent pas d’impulser un rythme suffisament rapide d’essais/erreurs pour piloter la mise en oeuvre de solutions adaptées.

On est là au coeur de la croyance du « Lean Impact », comme de celle de MSD d’ailleurs. Le succès d’un programme, d’un social business, repose sur la capacité à exprimer clairement une vision (Think Big pour les Lean-addict ; Theory of Change pour les MSDistes) et sur la possibilité, à l’aide de tests et de métriques, de régulièrement évaluer ce qui est fait, de vérifier que les résultats acquis ne le sont pas juste pour la gloire (Ann Mei emploie la délicieuse expression de Vanity Metrics) mais bien pour démontrer qu’on est sur le chemin de sa théorie du changement.

Autrement dit : je vous présente ma vision pour changer le monde, je fais l’hypothèse que mes interventions vont permettre de changer le monde. Comme ça va prendre 20 ans pour le vérifier complétement, je décris la chaîne de résultats (« result chain ») qui part de mon activité (j’ai réalisé 1 million de prêts) vers un résultat (« output », ça a permis de financier 1 milion de boites) puis un « outcome » sur le moyen terme et enfin un impact à long terme (le monde a changé !). Rien de bien neuf sous le soleil, mais Lean Impact comme MSD accordent une forte confiance au cycle hypothèse-test-validation de l’hypothèse sans qu’il soit besoin de construire toute la cathédrale avant de l’évaluer.

Il y a de nombreuses raisons de rester méfier en face de ces approches. Leur côté naif, voir magique ; la mise en avant de logiques « storytelling » du lean ; le risque d’engorgement par une armada de tests, de métriques ; la croyance en l’existence de marchés efficaces et la non prise en compte des systèmes politiques qui sous tendent ces marchés peuvent être des limites. Il y a une lecture très « libérale », très anglo saxonne, une croyance en l’individu capable de chercher sa propre autonomie que l’on peut partager ou pas.

Il y a de nombreuses raisons de rester méfier en face de ces approches. Leur côté naif, voir magique ; la mise en avant de logiques « storytelling » du lean ; la recherche dans les 2 systèmes d’une croissance la plus forte possible, le risque d’engorgement par une armada de tests, de métriques ; la croyance en l’existence de marchés efficaces et la non prise en compte des systèmes politiques qui sous tendent ces marchés peuvent être des limites. Il y a une lecture très « libérale », très anglo saxonne, une croyance en l’individu capable de chercher sa propre autonomie que l’on peut partager ou pas.

Il en reste quelques éléments que personnellement je reprends à mon compte : l’intérêt d’afficher clairement une vision, une théorie du changement. Plus facile à dire qu’à faire. Et celui de régulièrement évaluer en quoi ce que l’on fait sert cette théorie ou pas. En quoi les activités ont une traduction en terme d’impact sans tomber dans le fétichisme des chiffres.

S’obliger, surtout, à « sortir de son bureau », à considérer que l’analyse d’un marché, d’une demande, d’un besoin, ça se fait par soi même, aussi proche que possible des bénéficiaires ou des clients.

Un dernier point sur un sujet qui m’a longtemps posé question, comme à de nombreux projets de développement, celui du « scale ». Ou, comment passer d’une sympathique expérience locale à une réplication nationale, voire continentale, sans perdre son âme et son efficacité. MSD apporte une réponse par l’analyse des acteurs déjà présents sur le marché et parfois déjà structurés pour « encaisser » cette croissance. Lean Impact propose de l’aborder par l’idée de rechercher une croissance pas forcément au niveau de son organisation, mais de nombreux acteurs s’emparant de la solution pour répondre à un même problème.