La revanche des contextes

Le titre de ce bouquin de Jean-Pierre Olivier de Sardan pourrait être celui du prochain Star Wars. Plus prosaïquement, il est en fait celui d’une remarquable réflexion sur « les mésaventures de l’ingénierie sociale en Afrique et au-delà ». C’est plus « niche », c’est sûr, mais je suis dans le coeur de cible, et le Pitch du scénario est irrésistible : « Pourquoi les projets de développement, les interventions des ONG ou les politiques publiques nationales sont-ils tous soumis à d’importants écarts entre ce qui était prévu et ce qui se passe effectivement ? Ce livre constitue une contribution majeure à l’analyse des effets inattendus des politiques publiques ». Autant de mots clés qui font mon quotidien depuis presque un an, beaucoup plus excitant que n’importe quelle saga futuriste, surtout dans un contexte où les cinémas sont tous fermés !

J’en ai commencé la lecture au début de mes vacances, juste après le passage de ma fille ainée, sociologue urbaine de son état, avec qui nous avons eu de passionnantes discussions sur l’importance de la déconstruction, du regard réflexif (d’où est ce que je parle ? n’y aurait il pas de dangereux « allant de soi » à débusquer quand je porte un jugement). La meilleure introduction qu’il soit ! Et je le termine avec le passage de ma fille cadette, designer d’interaction de son état, qui nous fait découvrir le Bauhaus, les origines du design comme pratique révolutionnaire pour changer le monde et le rendre meilleur ! Pas de meilleure ouverture en conclusion de ce livre.

Bref, je livre dans ce post quelques mots sur les thèmes phares qui m’auront marqué. A prolonger par la lecture du très bon papier de Jean David Naudet (AFD) sur https://ideas4development.org/bailleurs-fonds-terrain/. Et, surtout, par la lecture du livre lui même, dense et frôlant parfois avec un léger jargon et de longs développements, mais source de réflexion et de saines remises en perspectives.

Le bouquin, donc, part d’un constat très largement partagé, celui des écarts entre les projets naissants dans les bureaux climatisés des capitales africaines et écrits par des experts/consultants/spécialistes internationaux désincarnés et les résultats observés sur le terrain. Dit comme ça, rien de très étonnant. Les logiques de sanction, de contrôle, de formation, de renforcement des compétences n’y font rien. L’écart est trop grand et, surtout, il n’est pas mesuré.

J’ai entendu et formulé la même critique à des projets de start up, créés « en chambre », grassement soutenus par des aides publiques ou des investisseurs privés, séduits par « l’histoire » beaucoup plus que par le rationnel du projet et qui se prenaient assez rapidement (l’échelle de temps dépend du montant d’aide en général) le mur de la « réalité » du marché. Dans la start up nation on appelle ça le « fake it until you make it » et c’est une méthode finalement assez efficace ! Dans le monde du développement, c’est très différent, les enjeux ne sont pas les mêmes, les gouvernances et les modes d’évaluation non plus.

Cet écart entre projet/vision/cadre logique et résultats de terrain est d’une certaine manière naturel. De ma lecture de Sardan, de celle de chercheurs comme David Goery ou de l’école de Jean-Michel Servet/Isabelle Guerin, de ma fréquentation du monde des start up, je dirais très spontanément qu’elle est liée à 3 facteurs clés :

  • Une conception initiale qui part d’une « histoire », d’un « story-telling », d’une mise en récit, de « bonnes pratiques », qui les généralise et les standardise ; plutôt que d’une analyse rigoureuse d’une « réalité de terrain » ;
  • une approche « solutioniste » qui découpe les problèmes macro en petits bouts de problèmes pour leur apporter des solutions ponctuelles sans s’attaquer aux enjeux globaux ;
  • Une mesure du succès basée uniquement sur des « belles histoires » (les fameux témoignages de bénéficiaires dans les plaquettes) ou sur des métriques quantitatifs (Sardan a une dent contre les Random Control Test de JPAL qui me semblent pouvoir tout de même pouvoir poser de bonnes questions). Qui ne permettent pas de mesurer jusqu’à où un programme, une intervention a pu changer la situation « sur le terrain ».

Je dois préciser à ce stade que je déteste cette expression de « terrain ». C’est toute la valeur des anthropologues, et de ce bouquin en particulier, de considérer que tout est terrain. Au bout du compte, les politiques publiques sont co-construites par des consultants internationaux, des bailleurs et des hauts fonctionnaires nationaux qui conçoivent puis des agents de l’Etat qui mettent en oeuvre. Tous ces gens sont pris dans des contextes, des « terrains » qui leur sont propre et qui ont souvent du mal à se coordonner. C’est un premier thème abordé dans ce livre : prendre en compte le contexte ce n’est pas juste « adapter » un concept à une particularité locale, c’est considérer sérieusement les contextes dans lesquels évoluent les intervenants d’un programme sur une chaine de conception puis de mise en oeuvre.

Cette considération est beaucoup moins simple qu’il n’y parait. Elle repose sur quelques « outils » clés que Sardan présente :

  • le plus original, le plus poétique presque, est celui de « modèle voyageur ». En s’attardant sur l’exemple du « cash transfer », il explique la naissance de « modèles ». Après une phase de tests/prototypages, souvent longue et hasardeuse, des réussites apparaissent (ou sont en tout cas montrées comme telles). Le concept est alors « mis en récit », il est décontextualisé, standardisé, enjolivé. Les experts découpent en général à ce stade le concept et des éléments constants, liés intrinsèquement aux mécanismes et des éléments variables, liés au contexte. Une fois mis en récit, le modèle est « mis en ingénierie », il est traduit en dispositif, instruments… avant d’être « mis en réseau ».Lles agences, les ONG diffusent le modèle à force de séminaires, d’études et, une fois que le modèle a vocation à s’ancrer dans des contextes trop éloignés des expériences d’origine, il se fait « porter » par des promoteurs, des champions (on dirait dans un autre contexte des business developer)… et le modèle devient voyageur. La logique de contextualisation est « faible », elle consiste exclusivement à adapter la part « variable » à des contextes locaux, pas à remettre en question, à reconstruire les soi disant « fondamentaux » du modèle. La force du livre est de ne jamais juger, mais de « décortiquer », d’analyser avec sérieux et rigueur « l’épreuve des contextes » que rencontrent ces modèles voyageurs. Il permet notamment de prendre en compte la co-production des politiques publiques par les agents qui les mettent en exécution. Aux 3 stratégies « hirchmaniennes » classiques (exit, Voice, loyalty) jugées toutes 3 difficiles à suivre par les agents de « mise en oeuvre », Sardan ajoute une 4e stratégie, celle du « cunning » (bricolage).
  • Ces modèles voyageurs s’incarnent dans des projets en général ultra codifiés, écrits sur la base de cadres logiques, reposant sur des procédures strictes, difficiles à appréhender par des tiers et qui souvent visent à modifier (pour le mieux) une situation vécue par des « bénéficiaires » par des politiques publiques adaptées. L’écart entre les objectifs et les résultats est souvent expliqué par une insuffisante prise en compte des normes « sociales » (du domaine privé) qui coexistent avec les normes « officielles » (du domaine public). Mais Sardan introduit un 3e type de norme au coeur de son analyse des écarts. Les normes sociales et officielles sont toutes les deux formelles, décrites. Les normes pratiques, elles, sont non formelles, implicites relèvent de culture métier, de positions prises par des agents en situation d’injonctions contradictoires, de logiques sociales complexes… Ces normes sont au coeur des écarts entre des programmes bien pensées et des mises en oeuvre délicates. C’est justement la vocation d’anthropologues, de sociologues, que les révéler, de les comprendre et de les traduire à des ingénieurs pour les intégrer dans la conception des programmes. C’est un métier, qui évite les analyses non scientifiques (facilement reconnaissables par leur caractère définitif et non réfutable), les concepts généraux et réductionnistes, les causalités douteuses… En respectant ces normes, en les abordant comme des pratiques cohérentes, elles pointent l’insuffisance des stratégies fondées exclusivement sur le contrôle ou la montée en compétence ;
  • Sardan consacre un chapitre à l’analyse de 8 gouvernances en oeuvre autour des programmes, articulées autour de l’Etat, des ONG, des religieux, des collectivités locales ou des mécènes privés. Les modes de gouvernances sont définis comme des « dispositifs institutionnels spécifiques de délivrance de biens d’intérêt général ». Ils sont souvent mixtes, systématiquement délibérés, argumentés et organisés et aucun n’est bon ou mauvais. Sardan pointe avec intérêt les injonctions autour des principes de « bonne gouvernance » qui tournent autour de la subsidiarisation (rapprocher de l’usager, décentraliser), de la privatisation (concession, mise en régie), de l’associationnisme (empowerment, promotion de la société civile) qui aboutissent tous trois au risque d’un déssaisssement de l’Etat des mécaniques de la délivrance de biens d’intérêt général et enfin au principe de gestionarisation (techniques de gestion, confusion entre gestion et gouvernance). Les gouvernances « bureaucratique-étatique » et « développementaliste » sont particulièrement étudiées. Cette dernière fait l’objet d’un long développement sur le très intéressant risque d’injonction à la participation (qui bute souvent sur une injonction à participer dans un cadre et des méthodes qui eux ne sont pas discutables ; et à la délicate question de la gratuité et du bénévolat)

J’en retiens à titre personnel (et il est évident que je n’engage que moi !) quelques points :

  • je me reconnais bien dans le profil « d’ingénieur » et je suis assez méfiant dès lors qu’il s’agirait de découvrir une soi disant « vérité de terrain ». J’ai assez évolué dans un univers d’entrepreneurs pour accorder de la valeur à la prise de risque nécessaire que constitue la formulation d’une hypothèse, sa traduction sous forme de business plan (ou de cadre logique) et la description des moyens de sa mise en oeuvre ;
  • Ce qui me convainc le plus dans l’approche de ce livre, et c’est d’ailleurs sa conclusion, c’est l’immense valeur apportée par des chercheurs en sciences sociales sur les « normes pratiques » (j’aime beaucoup ce concept !) des acteurs à tous les niveaux de la chaine, mais en particulier de ceux qui vont délivrer l’offre ; et de l’importance de doubler les évaluations quantitatives classiques par des évaluations qui pointent les écarts, ce qui ne marche pas et permettent de faire évoluer les interventions. Bref, de pouvoir faire preuve de malléabilité et de souplesse, de réactivité au fur et à mesure que les « contextes » émettent des signaux, pour éviter qu’ils ne nourrissent de trop forts sentiments de revanche.
  • Enfin, je ne pensais pas trouver autant de parallèles entre le cycle de vie d’un projet entrepreneurial et celui d’un projet de développement. Mais les phases, les outils, les approches sont étonnamment proches. Avec une différence majeure, qui m’incite à la prudence ! Dans un projet entrepreneurial, au bout du compte, c’est le marché qui « décide » mais l’entrepreneur a en général du temps pour trouver le bon positionnement. Dans les projets de développement, le temps court très vite, l’échéance est fixée au démarrage, et personne n’a vraiment intérêt à remonter de mauvais résultats. C’est là que l’appui de chercheurs indépendants capables d’apporter un regard distancié, de mettre en oeuvre des méthodes issues des sciences sociales pour évaluer et accompagner les « experts » et les professionnels me semble incontournable. Reste une très grande question, celle de « traducteurs » capables de faire communiquer entre eux chercheurs et professionnels.