Il y a 2 types de films ou de pièces qui m’émeuvent. Ceux qui parlent des relations père filles et ceux qui parlent d’entrepreneuriat. Sans que ce soit forcément un grand film, « Rumba la vie » a fait le job sur le premier thème. Sur le second, la pièce Elevation est un petit bijou de Mourad Merzouki, présenté au théâtre Mohamed V de Rabat dans le cadre du festival de cirque Karacena de l’incroyable école Shemsy.
Ce qu’en dit le Pitch officiel
Rassemblant les énergies, Elévation raconte cette jeunesse qui, se jouant des différences de chacun, se retrouve pour créer et s’élever ensemble. Ici, ces jeunes artistes expriment une histoire aussi sensible que puissante autour du partage et des rencontres permettant à chacun, quel que soit son parcours, de progresser. Avec une scénographie rappelant l’intérieur d’un atelier, les objets prennent vie pour devenir prétexte à création. Mêlant les disciplines artistiques, ce spectacle est une véritable ode au vivre-ensemble ! »Elevation » (ENC Shems’y/ENSATT Lyon/Pôle en Scène)
Quelques mots de contexte (pour éviter qu’il ne prenne sa revanche)
Au début était l’AMECIP, une association d’aide aux enfants précaires, qui existe depuis plus de 25 ans.
Cette association est à l’origine d’une école de cirque, Shemsy, il y a presque 15 ans. Cet art y est utilisé comme une voie de réalisation de soi, d’appropriation de son corps et d’insertion, depuis presque 15 ans. La formation de 3 ans débouche sur un diplôme d’Etat.
Je quote le site : « Le principe de formation adopté est celui de l’alternance entre des temps de formation à l’école nationale de cirque et des temps professionnels de spectacle, comme artiste et en régie technique, permettant d’explorer les différentes facettes du métier d’artiste dans le processus de formation. Ce mode de formation confronte les jeunes apprentis à la réalité du métier d’artiste de cirque et les incite à prendre conscience de l’importance d’un projet commun pour l’épanouissement individuel, de la nécessité de s’approprier un langage corporel et artistique singulier pour exprimer le monde qui les entoure. ». J’y retrouve beaucoup d’éléments de langage d’une école de danse qu’a suivi notre fille cadette à Nantes et qui abordait l’art comme un moyen de réalisation de soi et un moment de dépassement individuel pour la réussite d’un projet collectif.
En 2020, Shems’y compte 55 lauréats, 100% d’insertion professionnelle, 35 apprentis artistes en formation professionnelle, 80 jeunes en classe préparatoire au concours d’entrée et 200 enfants en socialisation chaque année.
Bref, il y a dans cette école du temps long, du focus, des résultats et un aller-retour qu’on sent permanent entre la confrontation au réel et la construction de pédagogies adaptées.
Et c’est de ce petit « cocon » qu’est né Karacena, une biennale des arts du cirque et du voyage. Je « quote » la aussi, car c’est mieux dit par eux que par moi :
De l’apprentissage artistique à la compétence artistique, la preuve par Karacena.
« Karacena, biennale des arts du cirque et du voyage, offre une plate-forme de première importance dans cette stratégie d’alternance en abordant des situations professionnelles variées, de l’intervention urbaine au spectacle sous chapiteau, de la présentation collective à la partition individuelle, du mouvement chorégraphié à la prouesse spectaculaire en passant par l’interprétation dramatique. Karacena est également un temps d’échanges interculturels par la réalisation de spectacles associant des artistes d’horizons professionnels variés et d’origines culturelles largement marquées par la Méditerranée (France, Maroc, Allemagne, Espagne, Portugal, Italie…). Depuis septembre 2009, l’École Nationale de Cirque Shems’y est un lieu de résidences artistiques et pédagogiques de compagnies de cirque européennes en partenariat avec l’Institut Français du Maroc. Shems’y accueille également les jeunes compagnies professionnelles marocaines qui ont besoin de développer de nouvelles créations et de les répéter. Shems’y développe également des projets de création artistique avec les apprentis en formation (projet Awal Qalam, d’écriture et de production de formes spectaculaires et innovantes). »
Bref, c’est une démonstration presque idéale de la mobilisation des principes d’effectuation pour provoquer de l’innovation sociale ! Pour reprendre les termes du récent billet du toujours excellent Philippe Silberzahn (à lire ici) cette expérience combine exploration et exploitation. C’est par l’action, la réalisation que nait l’innovation. Un long et patient travail, la création d’un cadre qui rend possible un travail en commun entre des compagnies européennes et de jeunes artistes marocains plutôt que par une longue phase de réflexion qui aurait abouti d’un concept magique et qui aurait ensuite été mis en oeuvre.
… Et au final, ça nous élève
En tant que spectateur, ce qui ressort du spectacle, au delà de sa grande beauté et maitrise esthétique, c’est une mise en scène de l’accompagnement ! Ou plutôt d’un type d’accompagnement. Je ne parle pas ici de l’accompagnement « généraliste », mobilisable dans des parcours de type FEST (formation en situation de travail) pour l’accompagnement à l’entrepreneuriat, qui repose sur une capacité à préparer, suivre et débriefer des expériences vécues, à leur donner une valeur pédagogique. Nul besoin pour cela d’avoir été soi même entrepreneur ni d’avoir une très haute technicité dans le métier.
Dans un deuxième type d’accompagnement au contraire, que l’on peut appeler « mentorat » si l’on veut, la maitrise du métier, l’expérience vécue est essentielle. Je la connais bien dans le monde de l’entrepreneuriat, je l’ai vu à l’oeuvre dans le monde du cirque à l’occasion de ce spectacle ! Le fond dans ce cas c’est de mobiliser sa distance à l’autre, qui est à la fois proche (les artistes avaient à peu près le même âge, partageaient une passion…) et loin (les artistes de l’ENSATT de Lyon avaient clairement une maitrise technique acquise depuis plus longtemps) pour l’ « élever » plutôt que de »l’écraser » (que ce soit par des injonctions, du jargon excessif, une utilisation de l’autre comme un faire-valoir »…).
Et alors c’est vraiment ça qui était beau dans ce spectacle. L’impression du partage par les artistes d’un « destin commun », du partage d’un espace, des sourires en coin, l’impression que chacun recherchait le geste le plus abouti à son niveau, et aidait l’autre à le trouver.
L’inverse en fait de certains spectacles de danse pour enfants où le/la prof peut avoir tendance à se servir de ses élèves pour « briller », « démontrer »…
Depuis que j’ai un fille designer, je suis également plus sensible au « beau », à l’importance de l’esthétique, de la forme, pour faire passer des messages. Ce qui est évident et simple est en général beau, mais pas toujours facile à décrire avec des mots ! Je m’en rends compte en écrivant ce billet, comme je m’en rends compte lorsque j’essaye d’expliquer « l’évidence » du modèle associatif d’Initiative France dans les territoires ! Mais c’est une autre histoire… !