Petites victoires

Ce papier prolonge ma présentation de l’effectuation (ici pour la déconstruction de ce qu’est l’entrepreneuriat et ici pour les 5 grands principes).

Je dois le confesser, il m’arrive de m’offusquer, de me plaindre, de faire, comme dirait avec perspicacité un ami mais néanmoins collègue, ma « Drama Queen« . Heureusement je suis un pratiquant de l’effectuation et notamment de son 3e principe, qui consiste à transformer les « citrons » en limonade !

Je dois le confesser aussi, il m’arrive de faire « mon colibri », de râler parce que des proches ne roulent pas à vélo, de me désoler que les épluchures ne finissent pas au composteur, à réfléchir à comment moins prendre l’avion et réduire ma consommation de viande… Et je ne comprenais pas bien pourquoi Silberzhan, le pape de l’effectuation, s’en prenait aussi vertement à ce pauvre colibri, qui aurait « toujours tort ». Ca ferait une belle jambe à la forêt trois malheureuses gouttes d’eau pour éteindre l’incendie et au final ça ne flatterait que l’égo du brave colibri (cf par exemple ce qu’il en dit ici).

Heureusement… je suis guéri ! Et c’est finalement encore une fois Silberzhan qui m’aura éclairé, remis sur la voie, Alléluia ! Intrigué par cette histoire de colibri, j’avais commandé l’ouvrage complet qui en parle, « Petites victoires » dont le sous titre (et si la transformation du monde commençait par vous) me paraissait prometteur et bizarrement « colibresque ».

En fait, c’est simple, tout est question de méthode. L’important c’est « comment » on fait. Pas tellement « pourquoi » on le fait. Cette idée qu’un projet, une boite (ou un projet) démarrerait avec une « vision », une analyse exhaustive et complète qui permettrait d’élaborer un plan solide et robuste… ne résiste pas aux faits et a souvent pour effet de « couper les ailes » aux aspirants entrepreneurs (« il me manque une bonne idée », « je n’ai pas d’argent, je n’y arriverai jamais », « pour réussir il faut être très différent de ce qui existe… ») ou d’engendrer des usines à gaz peu opérationnelles.

« Petites victoires » propose une méthode, des principes d’actions s’appuyant sur les grands principes de l’effectuation qui valent autant quand on veut changer le monde que démarrer sa boite ou conduire un projet.

Le coup de bol c’est que les principes méthodologiques défendus dans ce bouquin sont extrêmement alignés avec mes valeurs et avec les stratégies d’intervention (comme on dit chez nous les consultants !) d’Initiative France, pour qui je bosse dans le cadre d’une assistance technique au Maroc, pilotée par Expertise France.

Une petite victoire c’est quoi ?

« Une petite victoire constitue un résultat tangible, complet, mis en oeuvre de façon collective et d’importance modérée ». Tous les mots comptes. C’est tangible (c’est à dire qu’on est pas dans le principe, le test, la preuve de concept, mais dans la recherche d’un impact réel, tangible), c’est complet (c’est à dire que c’est abouti, mesurable, qu’on peut mesurer ce qui a été réalisé), collectif (le fait qu’au moins une autre personne ait contribué à la petite victoire compte autant que la victoire elle même) et c’est modéré (la logique est inversé, on ne vise pas la lune pour atteindre une étoile mais on réduit l’ambition pour être certain de la réussite).

Plutôt que de chercher à cerner un problème dans son ensemble, de rechercher des ressources pour adresser une ambition importante, on construit un problème à la taille des ressources dont on dispose déjà, dont l’échec a des conséquences modérés pour l’organisation et dont les chances de réussite sont importantes.

C’est pour ça que Silberzhan me trouverait lui aussi inutilement drama Queen et n’est pas emballé par le comportement du colibri. La posture « morale » qui consiste à remettre en cause le fonctionnement d’une organisation, du monde, et à le dénoncer bruyamment est généralement inefficace. En particulier parce que (et c’est une conviction profonde que je partage !), sauf exception, les gens sont tous « rationnels » dans le contexte dans lequel ils agissent. S’ériger « contre », affirmer une volonté de changement ne conduit qu’à radicaliser les postures en place et au fond à le renforcer.

La grande valeur de « Petites Victoires » c’est de proposer un « chemin », à partir des principes de l’effectuation, pour changer le monde petit à petit, sans s’offusquer ni « monter sur ses grands chevaux » mais sans se contenter non plus d’actions symboliques non impactantes, auto-justifiées et qui ne serviraient qu’à renforcer sa légitimité dans son cercle social.

Une petite victoire n’est donc pas un geste symbolique, ni une expérimentation, une preuve de concept ou un apprentissage. Elle se construit sur la base des 5 principes de l’effectuation :

  • partir des ressources dont l’on dispose. Plutôt que de regretter de manquer de budget, de marge de manoeuvre, il s’agit de s’appuyer sur les collègues, les espaces de liberté… qui existent et de les mobiliser. De ce point de vue, des associations comme Initiative France ont vocation à élargir la « surface » des contacts/alliés sur un territoire et le capital personnel disponible pour démarrer.
  • définir l’ambition de la petite victoire dans le cadre d’une perte acceptable. Pour l’entrepreneuriat, c’est un principe majeur et passionnant, qui renverse la méthode habituelle et décomplexe le passage à l’acte. Plutôt que d’attendre le moment idéal pour agir, commencez comme vous pouvez, mais en définissant le budget, le temps, les contraintes que vous ne pourrez dépasser en cas d’échec. Dans le cas des « petites victoires », ça se traduit par la définition d’une ambition qui ne met pas en cause l’organisation en cas d’échec, qui passe « sous les radars » d’une certaine manière. Pour Initiative France, l’accompagnement et le financement permettent d’évaluer et d’augmenter le niveau de perte acceptable. Prêter à 0%, sans garantie, est à la fois un moyen de s’obliger à suivre ce qu’il se passe les premiers mois de vie de l’entreprise et d’augmenter le « plafond » de pertes acceptables. La logique d’évaluation des projets, par contre, a parfois tendance à sous estimer cette question et à se centrer sur la présentation d’un « plan d’affaires » théorique
  • toute petite victoire est le fruit d’un processus de co-construction. Dans le cadre de l’entrepreneuriat, l’effectuation parle de « patchwork ». Autrement dit, rien ne peut se faire seul. L’objectif est d’agréger au fur et à mesure des alliés, des gens convaincus par la « preuve » apportée par les petites victoires, autour de son ambition et de son projet. C’est l’une des vertus du bouquin que de proposer un parcours de « succession » de petites victoires pour viser l’impact large. C’est aussi ce qui disqualifie en général de « grands » projets d’impact, construits d’assez haut et qui ne redescendent que dans un second temps. La « dentelle » locale visée par Initiative, le laborieux et patient travail de réseautage de proche en proche, la construction de victoires successives, me semble beaucoup plus pérenne et sincère.

Au final, on ne découvre pas l’avenir, on le crée. C’est peut être ce qui différencie le plus l’entrepreneur (qui ne peut agir que s’il a conscience qu’il peut changer le monde) de l’expert (qui s’appuie volontiers sur des expériences passées pour recommander des solutions adaptées). La capacité de l’expert à accompagner l’entrepreneur, ou les politiques publiques d’appui à l’entrepreneuriat, dans une approche de « petites victoires » est une voie à creuser. Il y a dans les parcours entrepreneuriaux une double dimension de réussite économique en même temps que d’acquisition de compétence qu’il s’agit de valoriser et d’accompagner.