Je poursuis ma « quête » sur le métier d’expert/consultant… ses pratiques, sa noblesse et ses enjeux ! Le 1er chapitre est à lire ici et beaucoup de mes posts éclairent cette question de manière indirecte….
Vous connaissez ce sentiment du skieur de 40 ans se remettant difficilement des virages qu’il venait d’enchaîner sur la piste noire et voyant débouler un enfant de 8 ans frondeur et insouciant, finissant tout schuss sa descente ?
Ce n’est pas très loin du sentiment de l’expert de 50 ans tout content d’avoir compris des « trucs » autour de son métier, de ses modes d’intervention et qui voit débouler une nouvelle génération de consultants et consultantes, ayant déjà tout compris et surtout l’écrivant de manière claire et concise !
Passe encore que j’ai ce sentiment là avec mes filles, ça reste en famille. Je l’ai eu hier en lisant la très belle thèse professionnelle de Solene Lepape autour des enjeux de la montée en compétence de communautés rurales dans le domaine de la gestion de l’eau.
Dans la droite ligne des écrits de Sardan ou de Marchesin, cette thèse professionnelle fait un point très précis sur ce qu’est un expert dans un contexte international, sur ses postures et, surtout, ouvre des pistes de réflexion sur des méthodes originales d’interventions.
Je reprends ci-dessous quelques points qu’elle développe et qui me paraisse particulièrement bien vus. Le document complet est disponible si vous me le demandez gentiment !
Avant de rentrer dans le vif du sujet, je vous recommande le visionnage de la très sympathique video de la toujours excellente association Lazare !
Le contexte de la thèse professionnelle, c’est la posture de l’expert dans le renforcement des capacités individuelles pour la gestion communautaire des systèmes d’approvisionnement en eau potable en zone rurale. Mais ce que cette thèse professionnelle explicite s’applique très bien aussi à des contextes « sciences humaines » (comme l’emploi ou l’entrepreneuriat) et à des bénéficiaires « professionnels » (comme des accompagnateurs ou des formateurs).
Le renforcement de capacités/capabilities est envisagé, dans la ligne d’Amartya Sen, comme une voie d’émancipation, qui ne répond pas seulement à la satisfaction de besoins mais à la libération de la potentialité des individus, un levier de lutte contre la pauvreté qui se traduit davantage par un manque de « capabilities » que de revenus.
La question posée dans ce contexte c’est la posture de l’expert qui intervient dans le renforcement et le passage d’une logique de redescente de savoirs extérieurs à l’articulation de « savoirs locaux partagés ». Sans minorer le fait que certains bénéficiaires peuvent justement attendre, par habitude ou projection, un savoir « descendant » que je qualifierai de magique !
Premier niveau – l’expert et le praticien
Je reprends ici quelques points de la thèse professionnelle, qui éclairent ma propre pratique « d’expert résident au Maroc ».
Le terme même d’expert n’est pas neutre. Comme Marchesin l’évoque il a remplacé dans le monde de la coopération internationale les dénominations de « coopérants », de « volontaires »… Il a aussi été choisi par Initiative France pour nommer les « parrains ». Bref, dans mon petit univers de référence, il gagne du terrain. Solene nous éclaire sur la genèse du mot ! » Né au XVIIe siècle du lien entre le pouvoir et les «savants mobilisés par le prince » pour l’éclairer sur certains sujets, le terme « d’expert » est massivement utilisé au cours du XXe siècle. Personnage de science difficile à classer, sur lequel l’imaginaire social place une image de neutralité et d’impartialité, le terme « d’expert » semble faire référence à une forme d’interface entre la science et la société, capable d’objectiver un problème et permettant la prise de décision et ce notamment grâce à l’enseignement et la vulgarisation. Bien qu’il n’ait pas la même posture qu’un « scientifique », il trouve la légitimité de transmettre ses connaissances par son « aura » de savant, et son appui sur les données chiffrées. Il n’est toutefois pas le seul à disposer de « connaissances ». C’est notamment ce qu’a permis de mettre en lumière l’approche anthropologique des « ethnosciences », qui vient reconnaitre l’existence de savoirs dits autochtones, indigènes, traditionnels, locaux, vernaculaires, ou encore populaires. »
Ca place directement au coeur du sujet. Ca oblige à réfléchir à la posture de l’expert et à la représentation que s’en font les gens avec qui il travaille. Comme le dit également de Sardan, on véhicule des attentes, des images, qui nous dépassent. Et il est aussi important de réfléchir, présenter, assumer ce que l’on est que de s’immerger dans le contexte de « l’autre ».
Je suis assez touché dans cette définition par le « métier d’expert » qui consisterait à mobiliser un savoir, qui peut être scientifique mais aussi pratique, et à le rendre mobilisable dans un nouveau contexte. Ca donne des perspectives à ce qui pourrait être vécu comme une redescente « brutale » d’un savoir trop théorique et trop peu localisé. Et ça voudrait dire qu’il existe un métier, ou au moins des méthodes, qui définiraient une pratique professionnelle consistant à identifier un savoir, une expérience et à la rendre compréhensible, appropriable dans un nouveau cadre. Ces méthodes reposent sur une connaissance des 2 terrains, sur une capacité de vulgarisation, de transmission, par un travail sur la langue plus que sur la pratique elle même. L’expert n’est pas le « scientifique » ou plutôt, sur mon terrain, l’expert n’est pas (systématiquement) le praticien. Il peut certes assoir son expertise sur une pratique professionnelle mais : 1) l’expert agit sur une requête bien définie, de type « aide à la décision » ou » là où le praticien triture sa pratique sur un temps long ; 2) l’expert a vocation à porter un discours en dehors du contexte d’origine de la pratique et surtout 3) l’expert flirte avec l’attente d’une « vérité » pour rester crédible par rapport à ses « clients » là où le praticien, comme le scientifique, est systématiquement en prise avec un doute « scientifique » ou de confrontation au terrain.
Deuxième niveau – l’expert et les savoirs « locaux »
Pour aller un cran plus loin, cette première facette (noble) du métier, de « vulgarisation/transmission » de savoirs/pratiques « savants », se double d’une deuxième facette, celle de la mobilisation des savoirs « populaires ».
« A l’inverse des savoirs «savants », les savoirs “populaires” sont subjectifs, contextualisés et pluriels et renvoient à l’expression des cultures singulières. Ils ne sont pas basés sur une démarche analytique, mais accordent un rôle important à l’expérience empirique, ce qui les différencie des savoirs scientifiques. Leur validité est appréciée sur la base de leur cohérence et de leur efficacité et non sur l’exactitude des unités d’informations mobilisées. Ils incorporent dans leurs démarches des émotions ou des imaginaires, tandis que les savoirs savants sont discursifs et formalisés à travers des approches théoriques, et visent l’objectivation, la communicabilité et aspirent à l’universalité. »
L’expert a alors la posture de comprendre, remonter, donner du sens… aux savoirs populaires, aux savoirs « d’action », « locaux », « vernaculaires » ou « traditionnels ». Longtemps, ces savoirs « invisibles » ont été qualifiés de « croyances » ou de « valeurs ». Solene reprend ici une définition intéressant du savoir comme « ce qui donne sens à une situation ou à un évènement par la mobilisation d’une série d’unités d’informations possédées par celui ou celle qui met en oeuvre ce savoir. »
Au final, le boulot de l’expert c’est d’articuler ces deux formes de savoir. Dans le cadre de programmes de montée en compétence dans la gestion de l’eau, ça s’entend assez simplement. Le niveau de compréhension « technique » des acteurs/communautés bénéficiaires est limité, les ateliers de sensibilisation ou de formation doivent nécessairement intégrer du partage d’expérience, de la mise en commun des connaissance, un effort sur les conditions de transmission… C’est probablement un peu plus compliqué à appréhender dans le champs de l’insertion économique par exemple, quand il s’agit de créer des ponts entre des savoirs « locaux » portés par des associations françaises et marocaines.
A minima, cela améliore les chances d’appropriation/adoption par les communautés des stratégies d’adaptation. Mais surtout, comme le dit très élégamment Cheikh Ba, cité par Solene, « c’est dans cette direction qu’on peut s’envisager une mise en commun des connaissances, des savoirs, des méthodes et des protocoles, au service d’une intelligence collaborative opérationnelle » (Cheikh Ba, 2020). ». Cette vision reconnait donc la force de l’intelligence collective, que Soufyane Frimousse et Jean-Marie Peretti définissent comme « la capacité d’une communauté à faire converger intelligence et connaissances pour avancer vers un but commun ». Belle ambition !
L’incontournable Bruno Latour affirme aussi qu’on ne peut plus parler de rupture entre les différents savoirs, puisque « le savoir savant (ou académique, universitaire) se nourrit des savoirs non savant et en intègre au moins en partie. On ne pense plus en termes de rupture, de différence de nature, entre ces deux types de savoirs, mais bien en termes de continuité »
La thèse professionnelle pointe le rôle d’intermédiaires dont raffolent les experts dans mon genre, maîtrisant à la fois les « codes » des dispositifs d’aide au développement et ayant une connaissance endogène de la société locale, des communautés. Du pain béni pour des experts internationaux qui y trouvent des « traducteurs », des « ouvreurs/défricheurs ». Solene (comme d’autres) les appellent du joli nom de « courtiers du développement », extrêmement utiles, voir critiques dans les dispositifs d’intervention mais qui peuvent aussi jouer un rôle « d’élite locale », « contrôlant les canaux de communication et de financement entre les agences et les populations ». Sans aller forcément jusqu’au clientélisme, je ne compte pas les « courtiers » plus royalistes que le roi dans l’usage de termes et de modèles mentaux typés « développement » et « verrouillant » la relation avec les bénéficiaires.
Comment kon fait ?
La thèse professionnelle complète de manière pragmatique les passionnantes conclusions de Sardan sur cette même problématique. Elle s’attaque aux manières d’effacer les rapports de domination/de force entre expert et membres des communautés. Comment établir un climat de confiance en agissant sur la position (y compris physique) de l’expert, sur l’organisation de la salle ? comment créer un climat de confiance mutuelle. Elle insiste sur un thème qui m’est très cher, l’importance du passage par « l’informel » pour déconstruire le lien entre expert et participants, la valeur des dynamiques ludiques, des fameux « ice breaker »…
Effacer « l’asymétrie » passe aussi par l’adaptation du vocabulaire, l’usage de la langue, l’abandon des acronymes (un exercice très très difficile pour n’importe quel expert !), l’utilisation d’un référentiel commun.
La création d’un rapport de confiance entre expert et « participants/communauté » s’accompagne de la recherche d’un climat de confiance au sein des participants (gestion de l’hétérogénéité, homogénéisation en sous groupe ou par des pré-formations, attention portée aux dynamiques de pouvoir locales…).
La thèse professionnelle propose une méthode et quelques recommandations pour structurer et faire évoluer les savoirs partagés, à partir d’un diagnostic (co-définition des besoins en renforcement, écoute et intégration dans un projet stratégique pour dépasser l’auto analyse des besoins), la définition des objectifs pédagogiques et enfin l’émergence des savoirs partagés par des actions participatives : apprendre les uns des autres, innover… Plus facile à dire qu’à faire, mais la recommandation est de faire porter le renforcement de compétences par les bénéficiaires, pas par un tiers, pour éviter le dégagement de responsabilité. L’énergie du changement doit venir des acteurs impliqués eux mêmes.
De ce point de vue, les objectifs de la dynamique participative doivent être posées clairement dès le début de la démarche. La concertation (qui vise à trouver un accord, à résoudre ensemble un problème) ce n’est pas la consultation (menée par un expert dans le but de prendre des avis avant de rendre/éclairer une prise de décision).
Une deuxième recommandation est l’adoption d’une logique « floue » plutôt qu’un raisonnement strictement basé sur l’expérience.
Je retiens enfin 2 sources d’inspiration :
- l’éducation populaire d’une part, une pédagogie engagée réactive aux émotions sociétales. Elle est entendue ici comme une nouvelle forme d’éducation des adultes, imprégnée de militantisme, comme l‘ »ensemble des pratiques éducatives et culturelles qui oeuvrent à la transformation sociale et politique, travaillent à l’émancipation des individus et du peuple et augmentent leur puissance démocratique d’agir ». Les savoirs visés sont non utilitaires, avant tout civiques, politiques, culturels, en opposition à la formation professionnelle continue qui vise des savoirs « savant ». Elle s’inspire de la pédagogie des opprimés, de la « conscientisation ». L’objectif de la pédagogie est l’analyse la réalité sociale, le passage de la conscience naïve (vécue par les apprenants) à la conscience critique. Sans adopter forcément la posture militante de l’éducation populaire, l’expert peut s’inspirer de sa philosophie. Il ne s’agit pas de transmettre, de convaincre mais d’accompagner la production d’une pensée critique, en partant de là où en sont les gens et non pas de là où on voudrait qu’ils en arrivent. En pratique : accueillir et créer le groupe (faire connaissance à égalité, poser le cadre, règles de prise de parole…) ; libérer la parole et favoriser une construction collective des savoirs (partage anecdotes, bienveillance, groupes d’interview mutuels, partager doutes et certitudes, partager rêves et colères…) ; analyser les contradictions ; prendre des décisions collectives ; construire la mobilisation collective.
- mon frangin, que je retrouve avec surprise et plaisir dans cette thèse ! Emmanuel Rollinde bosse en effet sur la kinesthésie, sur le potentiel du corps dans l’apprentissage. Il le fait avant tout dans le champs des sciences mais il éclaire des recherches sur le changement de comportement par l’émotion, l’art et l’utilisation du corps
Enfin, on ne le dira jamais assez, ces renforcements de capacités supposent d’avoir du temps, et de l’immersion.
Voilà voilà, pour finir tout ça n’est pas sans m’évoquer deux associations « fondatrices » dans mon parcours :
- la Fondation Charles Leopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, qui le disait déjà il y a 30 ans : « l’essentiel est dans les cuisines ». Cette fondation, avec laquelle j’ai eu le bonheur de travailler au sein de Synergies Créateurs se préoccupaient avec la plus grande attention de garantir un cadre d’échange et de parole et de la pratique respectueux de la chacun. Du bon café, des compte rendu, des invitations ouvertes, l’attention à l’individu porteur d’une pratique plus que de son institution au service de la circulation des savoirs locaux et de l’intelligence collective.
- Initiative France, qui a compris que dans un comité d’engagement, la vraie expertise réside dans les savoirs « locaux » des collectivités, des entrepreneurs, des commerçants, des réseaux d’appui, des banquiers… et que le rapport de confiance ne peut naitre sur les territoires que de la « dentelle » locale, associative, gratuite et bienveillante. Mais c’est une autre histoire…