Vers une finance au service de la transition…

A titre personnel, 2023 va être une année de rééquilibrage professionnel et personnel avec plus de temps passé à Nantes et un peu moins au Maroc. Pour le monde, ça va être une année importante aussi, les défis de la transition ne manqueront pas d’entraîner jet de purée, éco-anxiété, techno-optimisme, « nettoyage vert » et été caniculaire même en Bretagne ! 

Une bonne nouvelle pour affronter tout ça : l’école de commerce de Nantes (Audencia) a engagé un partenariat avec the Shift Project (oui, l’extraordinaire réservoir à penser de Janco Superstar) sur la formation à la transition dans les écoles de commerce. La présentation générale de « ClimatSup Business » et du rapport est disponible sur Youtube. Un chapitre particulier de ce partenariat est dédié à la formation des métiers de la finance.

Le rapport complet est disponible sur https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2022/12/Rapport-CSF-Final.pdf et la lecture en est passionnante car elle dépasse largement l’enjeu de la formation. Je n’aborderai d’ailleurs qu’à la marge ci-dessous ce qui est proposé, pour me concentrer sur l’analyse que fait le Shift Project de l’enjeu de la transition sur et pour la finance. Il permet de mon point de vue de gravir une première marche dans le défi majeur que représente pour le monde de la finance la perspective d’un monde où l’économie se « contracte » de 6% par an. 

J’en livre ci-dessous une lecture très orientée !

Quelques préalables

Un peu d’explications préalables d’abord sur le contexte. C’est un des apports majeurs du Shift Project d’avoir très clairement et de manière très convaincante rendue accessible l’idée que la double contrainte carbone (le changement climatique par l’émissions de gas à effet de serre en aval et la raréfaction progressive des sources intactes d’énergie fossile en amont) rendait inéluctable une contraction de l’économie sur le moyen terme. La seule voie de sortie serait un découplage de la corrélation entre croissance et consommation d’énergie, mais cette voie supposerait tellement de conditions (par exemple de faire croitre le PIB en même tant que la réduction d’énergie, à une échelle mondiale, de manière pérenne et rapide pour éviter les dommages irréversibles) qu’il serait très imprudent de ne miser que là-dessus. Je ne vais pas beaucoup plus loin là-dessus, mais c’est un sujet majeur, sur lequel j’espère revenir après voir lu quelques auteurs cités dans le rapport (en particulier Tim Jackson (la prosperité sans croissance), Herman Daly (l’économie stationnaire), Eloi Laurent, Christian Gollier…) !

Entendons-nous bien. Croissance, ça veut dire « croissance du PIB ». Et « PIB » ça veut dire somme des valeurs ajoutées. Enfin, valeur ajoutée ça veut dire le surplus qu’une entreprise dégage pour rémunérer toutes ses parties prenantes (ses salariés, ses équipements et ses actionnaires). Autrement dit, pour un investisseur, une décroissance du PIB, c’est une évolution fondamentale de son modèle économique, de sa vision même du métier. Ergo, faire évoluer la formation, initiale et continue, des gens qui font ce métier, devient une nécessité.

L’idée ce n’est pas tant « d’encadrer » le métier, de « contraindre » des financiers qui seraient tous d’affreux égoistes avides de profits. Mais plutôt de tirer parti de leur talent et de leurs compétences professionnelles d’analyse du risque, d’accompagnement à la création de valeur, en les dotant des moyens et des connaissances pour faire leur métier dans un univers où, qu’on le veuille ou non, tout le monde va devoir affronter une contraction de la croissance. 

Un rapide point d’étonnement ensuite… dans les présentations, les intervenants à la conférence, on croise des représentants de Bercy, de la BPI, de la BNP, de fonds d’assurance vie, mais pas du tout des banques mutualistes (hors Crédit Agricole), et encore moins de FAIR et des réseaux associatifs. Pourtant, je suis bien placé pour savoir à quel point des réseaux historiques comme Initiative France ou France Active ont impulsé un changement de vision du métier de la finance ou comment le Crédit Coopératif engage un projet massif sur la finance à impact. Le prêt à taux 0% que je « fréquente » depuis longtemps, c’est un décalage par rapport à une vision standard de la rentabilité, c’est l’affirmation de la nécessaire inscription de l’entrepreneuriat, avec tout ce qu’il suppose de retour sur investissement et d’équilibre économique, dans un territoire, dans un réseau de partenaires et de bénévoles et dans le cadre de politiques publiques.

Enfin, une bonne surprise, la prise en compte dans ce rapport de la finance publique et des banques de développement (notamment l’AFD). J’y reviendrai, car c’est à mon avis un des apports fondamentaux de ce rapport, le rappel que rien ne peut se faire sans cette articulation entre une évolution dans les pratiques des professionnels de la finance et le renforcement du rôle de la puissance publique. C’est trop souvent oublié. La « glorification », la « mise en lumière » d’extraordinaires entrepreneurs ou fonds à impact ne doit pas faire oublier que rien ne peut se faire à l’échelle sans une coopération et une implication des pouvoirs publics, centraux et territoriaux.

Où l’on apprend qu’il y a bel et bien des relations entre transition et finance…

Le rapport commence par présenter, de manière très janco-pédagogique, l’impact de la finance sur les limites planétaires. A 99% il relève de ce qu’on appelle le scope 3, c’est-à-dire les émissions indirectes conséquences des activités d’une organisation mais qui proviennent de sources de GES contrôlées par d’autres entités. C’est un point important car contrairement à l’industrie de l’automobile, par exemple, le monde de la finance impacte par des projets tiers qu’il soutient. Au cœur de la question de l’impact réside l’expertise à choisir efficacement des projets, à analyser un risque et prévoir l’avenir. Autrement dit sur de l’humain. Des études tendent à montrer que si la trajectoire de financement actuelle se poursuivait, cela conduirait à un réchauffement de plus de 4 degrés d’ici à 2100.

En retour, la finance est dépendante du système Terre et impacté par l’urgence écologique. Vu sous l’angle des Sciences de la Vie et de la Terre, la finance crée, fait circuler et détruit les flux monétaires qui représentent la valeur des matières premières, des biens et des services ayant été extraits du système Terre. Mais la théorie financière réduit le système terre à une sous partie du système économique. C’est une inversion fonctionnelle que René Passet nous enseignait déjà il y a 20 ans en cours d’économie de l’environnement (ça ne nous rajeunit pas et une grosse lacune du rapport est de ne pas citer « l’Economique et le Vivant » !). Je copie le petit schéma du rapport qui me semble très parlant et qui résume bien comment on inverse le raisonnement. En pensant que les externalités « économiques » sur les flux physiques peuvent être compensées via un processus d’échange marchant dans la sphère économique (typiquement par la finance carbone) on oublie (entre autres) les effets de seuil, l’impossibilité de substituer un actif environnemental par un autre…  C’est bien la sphère « physique » qui doit contrôler, borner les activités économiques. De ce point de vue, la culture scientifique des financiers, leur compréhension des flux « réels » (physique, chimie, géologie, sciences naturelles) est un enjeu. 

Enfin, l’urgence écologique fait peser des risques majeurs au système financier. Ce n’est pas un dangereux lanceur de purée qui le dit, mais bien le gouverneur de la Banque de France en 2022 : « l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des évènements climatiques extrêmes pourrait entraîner des pertes financières non-linéaires et irréversibles ». Ce n’est pas non plus un hurluberlu décalé de la finance alternative, mais le patron d’AXA qui estime qu’ »un monde à +2°C pourrait encore être assurable, un monde à +4° ne le serait certainement plus. »

Où l’on prend conscience que des freins pas cotons à lever créent un écart entre le besoin de financement et les interventions publiques ou privées

La fenêtre d’opportunité est colossale. Les besoins d’investissements dans la transition écologique sont massifs : au niveau de l’Union Européenne, la reconversion de l’économie pour atténuer le changement climatique nécessiterait des investissements annuels de l’ordre de 1 115Mds euros jusqu’à 2023, soit 8% du PIB 2021. L’UNEP estime que l’adaptation au dérèglement climatique de 76 pays en développement supposerait de son côté 160 à 340Mds de dollar d’ici 2030.

Pourtant, à ce stade, les investissements restent très limités, que ce soit sur l’atténuation « carbone » ou « biodiversité » (90Mds de dollar de financement mondial au niveau de l’OCDE, avec en contrepartie 500Mds investis dans des activités nuisibles) restent très limités. Le GIEC s’inquiète, ce qui n’est jamais rassurant : la vitesse à laquelle le financement lié au climat évolue ne reflète ni le besoin urgent d’une action climatique ambitieuse, ni la justification économique d’une action climatique ambitieuse. 90% des investissements mondiaux liés au climat ont été dirigé vers l’atténuation du réchauffement climatique. Malgré cela, besoins de financement de l’adaptation au changement climatique 5 à 10 fois supérieurs aux flux de financements publics.

La finance « verte » ((Définie comme « l’ensemble des opérations financières qui concourent à favoriser la transition énergétique et la lutte contre le réchauffement climatique ») reste ultra minoritaire avec un impact marginal, et parfois une bonne dose de greenwashing. Les obligations vertes représentent par exemple autour de 1% de l’encours mondial (1 000Mds USD annuel en 2020). Par ailleurs, la plupart des produits financiers durables ont un impact discutable et discuté. Les experts du GIEC sont sceptiques, ce qui n’est jamais bon signe, et insistent sur la nécessaire association de ces produits financiers avec un renforcement de la politique climatique et la réduction des investissements liés aux activités émettrices de gas à effet de serre.

Cet écart s’explique par quelques freins profonds. Le premier a été décrit par beaucoup avant mais rendu célèbre par le Mark Carney en 2015, grâce à une formule choc, « la tragédie des horizons ». L’horizon pour un investisseur c’est 5 à 8 ans, pour un gouvernement c’est 4 à 5 ans. Rien à voir avec l’horizon des impacts sur l’environnement et des boucles de rétroaction. Les risques physiques, pourtant réels et impactants sur le retour sur investissement, ne sont pas « constatés » pendant le cycle d’investissement, n’entraînant pas d’incitation à agir pour les acteurs financiers. Un grand patron de l’ESS, Pascal Dumerger (DG de la MAIF) fait le plaidoyer : il serait du ressort des investisseurs « d’imposer le long terme et de renoncer à investir dans les secteurs les plus polluants ».

Le deuxième frein, c’est la rentabilité. Oui, il faut le rappeler, les projets de la transition ne sont en général pas rentables d’un point de vue économique. Leur valeur ajoutée est sociale ou écologique. Pour la faire courte :

  • Les investissements rentables attirent facilement les capitaux privés, parfois avec des subventions en phase de démarrage. Grosso modo c’est ce que j’ai pratiqué toute ma vie, avec des outils financiers innovants comme le prêt d’honneur en particulier, pour faciliter l’inscription dans le marché de projets impossibles à analyser, à évaluer, dans des phases trop amont ; 
  • Les investissements à la rentabilité incertaine ou à très long terme (30 à 40 ans) comma la rénovation thermique des logements, le transport par fret… nécessitent des investisseurs patients supportés ou complétés par des banques de développement, des subventions ou des garanties publiques ;
  • Enfin, les investissements non rentables comme les infrastructures routières, l’éducation sont souvent négligées par les investisseurs qui ne peuvent y trouver de modèle. 

Encore faudrait-il convenir du calcul de la rentabilité. La vision erronée des impacts du changement climatique induit une sous-estimation des risques et une actualisation trop faible des impacts économiques. Un réchauffement de 6 degrés se traduirait par une perte de PIB de 8,5%. Il y a certainement un enjeu à « collectiviser » l’approche de l’actualisaton. Les TRI sont surestimés car dans leur cycle de vie ils ne sont pas touchés par le changement climatique. Mais les contraintes réglementaires, la perception de plus en plus nette des populations et des Etats des effets d’investissements ne prenant pas en compte les limites planétaires va faire évoluer le jeu. La maximisation devrait, et elle va se faire « sous la contrainte de l’épuisement d’un budget carbone défini ». L’intégration de la valeur économique de la nature, et de sa biodiversité, est permise par des méthodes qui existent déjà (par exemple, la pollinisation par les abeilles en France « vaudrait » 2,3 à 5,3Mds d’euros). 

Plus généralement, la vision et le calcul du risque enseigné de manière traditionnelle est inadapté à un univers en rupture. Les modèles de « Backward looking » (la projection du passé en bon français) ne fonctionne pas dans un monde où le dépassement des limites planétaires crée des incertitudes radicales. 

Enfin, régulièrement, le rapport se fend de développement sur le rôle de l’Etat et des banques de développement. L’Etat doit continuer à prendre à sa charge une partie des investissements nécessaires non rentables et créer un environnement économique favorisant l’investissement des entreprises et des ménages, dans un contexte où la finance s’est largement autonomisée et développée sur des actifs de moins en moins supportés par des flux physiques « réels » et l’investissement public est contraint par des objectifs de réduction de dette.

Former les futurs « financiers » aux enjeux de la transition

A partir d’un état des lieux de 1 400 parcours de formation organisés par 37 universités, 22 écoles de commerce, 10 organismes de formation et 8 écoles d’ingénieur, il ressort que moins de… une formation sur 20 intègre les enjeux écologiques de manière adéquate (c’est-à-dire au-delà d’une simple sensibilisation ou de cours dédiés mais non intégrés dans le cursus principal), que 1 sur 5 le fait de manière superficielle et que… 72% ne l’aborde pas.

En regard, 2 étudiants en finance sur 3 demandent à être mieux formés à la transition, au-delà de sensibilisation ; et une écrasante majorité (77%) des étudiants pense que les institutions financières doivent jouer un rôle majeur dans la transition écologique.

Je ne rentre pas dans le détail, mais autour d’un corpus commun aux formations en gestion, le rapport préconise un socle de 320h pour aborder à la fois connaissances (en gros, qu’ils disposent de connaissances minimales leur permettant de raisonner autour des flux physiques et naturels desquels dépendent les flux financiers) et compétences (disposer de méthodes et d’approches adaptées à un monde en transition). 

En engageant le dialogue entre transition et finance, ce rapport et ces propositions apportent une contribution salutaire, complémentaire des efforts de labels, fonds, initiatives déjà en place, à la quête du sens que la finance peut avoir dans un monde en transition.