Je poursuis dans ce post une réflexion sur les postures et les pratiques des experts internationaux…
« Mais alors, que reste-t-il pour nos décideurs ? N’ont-ils plus aucun rôle à jouer ? Ce serait absurde de le prétendre, sauf à voir la démocratie radicale comme utopique substitut. Non, l’art de la décision, dans ce contexte, n’est plus de designer la solution, mais de saisir les émergences collectives par plus de transparence et de coordination. Rendre « l’implicite explicite » par le biais d’une agora permanente permettant à l’ensemble des parties prenantes d’exprimer/formuler/conscientiser leurs convictions et leurs doutes. Sans cette conversation en many to many et à haute voix, les décideurs resteront dans l’illusion ex ante de leur propre puissance et dans le constat ex post de leur sourde impuissance. (Usbek et Rica, 2017, cité dans « la démocratie autrement »)
Une des missions principales des programmes et des experts internationaux est l’appui à la conception et à la mise en oeuvre de politiques publiques. Autrement dit, l’appui à des décideurs pour consulter, construire, décider et agir.
Ce métier est incarné par des professionnels très différents les uns des autres, aux origines, méthodes, pratiques variées. Rares sont d’ailleurs les experts qui le sont à vie. C’est heureux car le propre de cette fonction est le transfert de compétences et pratiques professionnelles acquises dans un contexte vers un nouveau contexte. Mais cela entraîne une complexité particulière à capitaliser et échanger sur des manières de faire et des pratiques professionnelles.
Les idées développées par Franck Escoubes et Gilles Prorol en 2021 dans leur livre « la démocratie autrement », sont de ce point de vue une opportunité passionnante pour éclairer les enjeux, inspirer les pratiques et tracer des pistes de réflexion.
Un petit mot de contexte…. (ceux qui ont déjà lu mon précédent post peuvent passer directement à la partie suivante !)
De mon côté, au moment où s’est présenté l’opportunité de m’investir à plein temps comme « expert international résident » au Maroc, j’ai eu l’intuition qu’il serait intéressant de le faire avec Initiative France. Histoire de voir comment l’ADN de ce réseau associatif pouvait se traduire dans les postures d’expertises. De s’appuyer en particulier sur la manière dont ce réseau et ses plus de 200 associations locales envisagent « l’expertise » d’un projet entrepreneurial. Ou plutôt ne l’envisagent pas car elle fait confiance pour engager un financement non pas à de brillants analystes financiers mais à l’intelligence collective d’une diversité de représentants du territoire. Des comptables, des banquiers, des professionnels de l’accompagnement certes, mais aussi des « pairs », des commerçants, des représentants de collectivité… Le métier de ce réseau c’est de construire une décision à partir de la multiplicité et de la confrontation de ces expertises « locales ».
Mon autre source d’inspiration a été ma période « Synergies Créateurs », fondatrice de mes approches et de mes méthodes. Bien avant les réseaux sociaux, et même un petit peu avant le téléphone mobile, cette autre association organisait, sous le regard et l’appui bienveillant de la Fondation pour le Progrès de l’Homme , des groupes de travail dont le principe premier était la participation en tant que professionnel, que porteur d’une pratique, d’un projet et pas que représentant d’un réseau ou d’une structure. Notre boulot, c’était de créer les conditions pour que chacun se sente écouté, puisse partager ses idées, ses visions. Bien avant l’apparition des réseaux sociaux, avant même l’arrivée d’Internet, nous nous acharnions à coup de fax, courrier, téléphone, café, compte rendu à organiser le débat, faire émerger les idées et trouver les voies de leur transformation en offre de service, en structuration du métier et en propositions de mesures publiques. Un tas de marginal sécants rodaient dans les couloirs et autour des tables, et de notre côté nous nous assurions de maintenir le cap et le cadre. A l’époque il n’y avait pas vraiment de nom pour ce métier. Les « designers », les « consultants en intelligence collective »… n’existaient pas encore et on pouvait facilement nous confondre avec des « secrétaires de séances », des « barista », des gentils animateurs, des ovnis… C’est tout à l’honneur d’Erwan, du CA (Benoit, André, Luc, Daniel, Gilbert, Pierre, Michèle…) et de quelques fondations d’avoir cru dès les années 1990 qu’il existait un métier et des méthodes pour organiser la concertation entre pairs et en faire naître des solutions partagées co-construites comme on dit.
La méthode décrite dans « la démocratie autrement » s’articule autour de quatre temps forts : consulter, co-construire, co-décider et co-agir.
Consulter d’abord
Ce premier temps est très inspiré des méthodes de Bruno Latour. Faire parler des situations, avant de mettre en récit et d’en faire ressortir un destin commun. L’approche est physique, intuitive, elle favorise des logiques d’enquêtes. Elle prend le contrepied d’une questionnement sur des grands thèmes généraux pré-identifiés. On y retrouve (j’interprète) les intuitions de la revanche des contextes sur l’importance d’une phase d’immersion, sans a-priori, et de l’attention portée à la parole « brute », aux verbatim.
Une incidente en est la capacité à consulter « large », en particulier les invisibles, bien connus de tous les concepteurs de politiques publiques. David Goery a parfaitement décrit dans le contexte marocain la difficulté à toucher des jeunes hors des circuits, qui peuvent avoir une appréhension à parler, et se font trop souvent représentés par des « vedettes » qui font l’objet de « best practice » et figurent sur les plaquettes de présentation des résultats de programmes. Franck Escoubes esquisse au moins deux pistes très intéressantes : s’adapter aux canaux de communication des jeunes plutôt que de leur imposer d’utiliser des outils que les « vieux » experts maîtrisent et connaissent. Et s’appuyer sur la manière dont les jeunes peuvent « monnayer » leur implication citoyenne par la construction de soi et la recherche d’une insertion professionnelle.
J’introduis ici un long développement que Franck Escoubes réalise sur le web démocratique. L’idée générale est qu’il existe déjà énormément de données sur le web. Plutôt que de monter une consultation « one shot », ponctuelle, une seule fois, dramatisant le choix (que l’on pense au Brexit par exemple), l’enjeu serait de privilégier le temps long, une remontée d’informations, d’expressions déjà formulées sur des canaux « naturels », déjà utilisés par les internautes, plutôt que de recréer de nouveaux canaux, de nouvelles plateformes, moins familiers.
L’un des principes fondateurs de ce web démocratique est le principe d’intelligibilité qui consiste à rendre les débats intelligibles en distinguant le constat des problèmes, le diagnostic de situation et des solutions à préconiser. Ces niveaux d’expression peuvent être constatés « ex post », pas « ex ante », sans « prescrire » une grammaire, en laissant l’expression sans entrave. Le « machine Learning » peut contribuer. La machine restant plus rapide, objective, fiable et moins onéreuse que l’homme dans l’analyse des narrations humaines (et peut être controlée, par exemple par « carotage », validation a posteriori). J’aime beaucoup ce principe, qui donne des clés pour organiser une immersion active, réduire le risque qui se pose aux experts d’imposer malgré eux leurs clés de lecture par le type de questions et d’outils utilisés. Il permet de penser de manière radicale une « immersion » dans l’existant, ou au moins dans l’existant « numérique ».
Co-construire
Pour co-construire, trois composantes sont indispensables : des extravagants et des esprits indépendants ; énormément de données ; un algorithme agrégeant les informations de la manière la plus objective possible. « L’intelligence d’un groupe résulte autant de la diversité des points de vue que de la finesse des analyses » (Scott Page, cité dans le livre).
Le point qui m’intéresse ici, et qui rejoint les pratiques que nous avions à l’époque de Synergies Créateurs, est l’idée que chacun est expert « profane » de dizaines de sujets. Et que sur un sujet donné (le covid par exemple !), quand on compte 20 experts mondiaux, il y a également des milliers d’experts « chercheurs », de l’ordre de grandeur d’un million d’experts « métiers/praticiens » et 5 fois plus encore d’experts « profanes », que le sujet intéresse, ou qui sont « touchés » d’une manière ou d’une autre, donc en capacité d’apporter une parole dans le débat. Chacun son rôle.
On retrouve également dans cette partie l’idée du temps, tellement essentielle. Ce ne sont pas un débat rondement mené, la présentation de faits concrets qui permettent les évolutions citoyennes, mais les expositions lentes, une maturation progressive… En conséquence, l’enjeu est moins la capacité à organiser un référendum efficacement une fois (souvenons nous du désastreux traitement du référendum de Maastricht), mais celle d’être capable de susciter de multiples débats sur une durée longue.
Une des valeurs du livre est de rentrer dans le détail « économique » de la participation citoyenne. Il faut 200 à 400 euros pour obtenir la voix d’un citoyen invité à s’exprimer physiquement dans un débat public pendant quelques heures. Dans le cas d’un jury citoyen, ou d’une conférence animée par des professionnels, cela peut aller jusqu’à 2 000 euros par participant. La convention citoyenne pour le climat a coûté 33 000 euros par citoyens. Là où les « civic tech » annoncent 1 euro pour la mobilisation d’un citoyen.
Dans cette phase, le numérique permet de répartir la charge sur beaucoup plus de gens. La consultation peut devenir asynchrone (et donc permettre aux contributeurs de prendre le temps de la réflexion), traçable. Les modes d’expression deviennent « parallèles » et limitent les « prise d’otage » par les « monopolisateurs » de la parole, les professionnels de la concertation, en favorisant ceux qui ont plus de difficulté à prendre la parole en public. Elle facilite enfin l’usage des techniques de traitement de l’information et d’aide à la synthèse.
L’usage des outils numériques, encore souvent observés avec méfiance, est une voie de progrès extrêmement intéressante à poursuivre pour la concertation au service de l’appui à l’élaboration de politiques publiques.
Co-décider
Au centre de cette partie, il y a la fiction du « décideur ». Celle qui postule que « consulter c’est bien, mais à un moment donné, il faut bien quelqu’un qui décide ». J’ai toujours eu intuitivement une réserve sur cette posture, qui me semble contre productive pour provoquer l’adhésion sur des options ou des recommandations.
Hors, la propension à créer de l’adhésion compte autant que la qualité de la décision elle-même. De ce point de vue, la décision est un processus, pas un acte isolé. Quand un décideur décide, il reste ensuite le risque de l’ensablement de l’administration et les résistances de « l’Etat profond ».
Le livre décrit différents modèles décisionnels dépendant des rôles (opposants, suiveurs, demandeurs, producteurs, absents) de trois grands types de parties prenantes aux décisions : les managers (politiques), les ingénieurs (experts) et les candides (citoyens). Par exemple, le politique prend la décision avec l’accord de l’expert (référendum de 2005) ; ou le citoyen ne s’exprime pas, l’expert est opposé à la décision du politique mais ne réussit pas à le convaincre (Brexit au sein du parlement britannique) ; la décision est produite par le politique, sans poids de l’expert et malgré l’opposition des citoyens ; ou enfin des citoyens produisent la décision, contre les experts avec l’accord du politique, voire même des citoyens qui se mobilisent, décident seuls en s’opposant à toute intervention d’experts et en s’aliénant le politique (Notre Dame des Landes dans le coin de Nantes typiquement !).
Franck Escoubes introduit plus loin dans son livre des pistes pour « décomplexer la démocratie directe » et « disputer le comment décider ». Premièrement, la décision n’est pas par nécessité un acte définitif à un instant T. Elle peut être réversible, le couperet est l’ennemi du bon sens. Plus le sujet est important, plus il est nécessaire de laisser du temps, y compris pour la rétractation. Deuxièmement, il développe le principe bien décrit par ailleurs de « démocratie liquide », qui fait évoluer la logique d’intermédiation entre le citoyen et le politique, par la délégation de pouvoir à un proxy qui peut changer d’un sujet à l’autre, en fonction du niveau de confiance accordé.
Co-agir
Dernière phase, probablement la plus innovante et originale, celle d’une réflexion sur des « micro activités citoyennes », pas forcément organisées dans le cadre associatif. Cela mériterait un post à part, j’y reviendrai.